jeudi 16 avril 2015

Le journalisme à l’épreuve de la technique : la rationalité de la projection organique

Gloria Awad

La problématique d’une théorie pour penser le journalisme est aussi ancienne que la recherche sur la presse et ses effets, qu’il s’agisse de la question de la démocratie, de la liberté d’expression et du lien social, de l’opinion publique, de la propagande ou de l’information journalistique.
Elle traverse en filigrane les différents travaux sur les médias avant de se cristalliser sur la pratique professionnelle des journalistes, explorée à partir de perspectivesissues tant de la sociologie économique et de la sociologie du travail que de la sociologie politique et de l’analyse du discours. La restriction du journalisme à la pratique professionnelle a fourni le premier cadre pour la construction du journalisme en tant qu’objet de recherche.
Cette ambition théorique originelle et sa circonscription pratique plus récente sont visibles dans les lieux de classement et d’exposition des interprétants collectifs des mots que sont les dictionnaires.Ceux-ci font dériver le mot journalisme de journal, lequel désigne dès le seizième siècle un registre, un livre d’enregistrement de comptes ou d’actes. Ils donnent au terme journalisme deux significations : la première, contemporaine, est le métier de journaliste ; la deuxième, « vieillie », est l’ensemble des journaux, c’est-à-dire la presse[1]. Alors que d’autres mots, comme l’histoire, par exemple, ces dictionnaires donnent le sens de « connaissance du passé », « du latin historia, mot grec qui avait le sens d’information », de connaissance, puis de récit ou d’histoire » ; ou la médecine : « science, ensemble de techniques et de pratiques qui a pour objet la conservation et le rétablissement de la santé ; art de prévenir et soigner les maladies de l’hommes » ; ou l’informatique : « science du traitement de l’information ; ensemble des techniques de la collecte, du tri, de la mise en mémoire, du stockage, de la transmission et de l’utilisation des informations traitées automatiquement à l’aide de programmes ». Même la littérature n’y est pas réduite à la seule pratique des écrivains, mais sa signification correspond à « tout usage esthétique du langage, même non écrit ».
Lesmédiamorphoses sociotechniques qui ont affecté lejournalisme, qu’il s’agisse de ses supports, de ses acteurs ou de son écologie, ont remis en question et même fait éclaté ce premier cadrage.L’émergence, en sciences de l’information et de la communication, d’une problématique du journalisme en tant que médiation se situe dans ce contexte et propose un recadrage, une reconfiguration du journalisme en tant qu’objet de recherche.
Il s’agit d’une démarche archéologiquedont la logique est, pour paraphraser Michel Foucault, dans un premier temps,de se demander par quelle spirale des sociétés sont-elles arrivées à exposer ostensiblement ce que jusque-là elles cachaient, à faire de cette exposition une de leurs caractéristiques fondatrices, et à scruter cette exposition dans une remise en cause perpétuelle tout en la valorisant. Dans un second temps, ils s‘agitde questionner la rationalité de la projection organique à laquelle répond cette réalité augmentée configurée par le journalisme, dans une interrogation de la dimension cachée du journal en tant que prothèse technique, précisément au-delà de la logistique de la prothèse. Il s’agit d’une volonté de connaissance, une volonté de savoir, de l’environnement dans lequel nous vivons et qu’il ne nous est pas donné de connaître autrement.
Nous trouvons une ébauche ancienne de cette problématique chez Walter Lippmann lorsqu’il reprend l’exemple des ombres sur le mur de la caverne de Platon[2] ou des vers de l’Iliade pour montrer le lien entre l’information journalistique, le monde dans notre tête et le monde tel qu’il est[3], dont notre connaissance est indirecte. « Le monde avec lequel nous devons composer est hors de portée, hors de vue, hors de perception. Il doit être exploré, raconté et imaginé. L’homme n’est pas un dieu aristotélicien qui embrasse toute l’existence d’un seul regard.  Il est la créature d’une évolution qui peut juste embrasser une portion de la réalité pour assurer sa survie, et saisir ce qui sur l’échelle du temps constitue quelques moments de perspicacité et de bonheur. Cependant, la même créature a inventé des moyens pour voir ce qu’aucun œil nu ne pouvait voir, pour entendre ce qu’aucune oreille ne pouvait entendre, pour peser les masses immenses et infinitésimales, pour calculer et distinguer plus d’éléments qu’il ne pouvait s’en souvenir individuellement. Elle a appris à voir avec son esprit de vaste portions du monde qu’elle ne pourra jamais voir, toucher, sentir, entendre ou dont elle pourra se souvenir. Progressivement, l’homme s’est construit dans sa tête une image (digne de confiance) du monde au-delà de sa portée.[4] »



[1]Le Petit Robert, 2013.
[2]And do you see, I said, men passing along the wall carrying vessels, which appear over the wall; also figures of men and animals, mad of wood and stone and various materials…”,
W. Lippmann, Public Opinion, Collier-Macmillan Canada, 1965 (18e edition) [1922], p. 18.
[3]Enlighten me now, O Muses, tenants of Olympian homes.
For you are goddesses, inside on everything, know everything
But we mortals hear only the news, and know nothing at all”, W. Lippmann et Ch. Merz, 1920, cités par T. Goldstein (éd.), Killing the Messenger. 100 Years of Media Criticism, New York, Columbia University Press, 1989.
[4]W. Lippmann, Public Opinion, op. cit., p. 18, nous traduisons.

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